Et vous, quel est votre favori ? « Merde », « bordel », « chiotte » ? « Palsambleu » (vous n’êtes pas de ce siècle) ? « Diantre » (savez- vous que vous invoquez le Diable ?) ? Certains les égrènent en chapelets. D’autres affectionnent les bons gros classiques ou les cisèlent sur leurs lèvres comme le capitaine Haddock. Nés avec les langues, les jurons n’ont pas grand-chose à voir avec les insultes que nous balançons à la tête d’autrui. Ils ne s’adressent à personne d’autre qu’à nous-mêmes et présentent la particularité de constituer étymologiquement une « atteinte au droit », ainsi que les définit l’éditeur et essayiste Jean-Loup Chiflet (C'est l'histoire d'un mot...Chiflet et Cie, 2013).
Rangés en grammaire dans la catégorie des interjections, ils « se répandent telle une lave dans les fissures du discours », écrivait, en 1977, Nancy Huston dans son mémoire dirigé par Roland Barthes. Dans l’introduction de son texte, la romancière raconte que, dès le plus jeune âge, elle s’est mise à répertorier ces termes qui, par leur « simple prononciation », peuvent provoquer la colère des adultes. À la suite d’un quiproquo, la mère d’une de ses amies s’était d’ailleurs proposée de lui « nettoyer la bouche avec du savon ».
Jouissives régressions
Nos "gros mots" préférésQuels sont nos jurons préférés et que disent-ils de nous ? Les résultats de notre sondage et leur analyse par le linguiste et lexicographe Alain Rey.
Menace cruelle et révélatrice d’un profond puritanisme : les enfants qui jurent se « saliraient » la bouche. Que les entend-on lancer avec jubilation ? « Caca », « prout », « pipi »… Des mots qui se réfèrent aux excréments. D’après la psychosociologue Dominique Picard, auteure de Politesse, savoir-vivre et relations sociales (PUF, 2010), le juron « se présente souvent sous forme de régression au stade anal ». C’est au cours de cette phase, entre 18 mois et 3 ou 4 ans, que se met en place l’apprentissage de la propreté, période pendant laquelle l’enfant décide d’obéir ou non en allant sur le pot, et découvre le plaisir qu’il peut tirer de ce choix. « L’élément actif semble constitué par la pulsion de maîtriser, elle-même liée à la musculature », écrit Freud In Trois essais sur la théorie de la sexualité (Points, "Essais", 2012).
Quand il prononce des gros mots, l’enfant reproduit exactement le même schéma, sauf qu’il utilise la bouche pour affirmer sa toute puissance. « Je me souviens d’avoir regardé, du haut d’un balcon, ma fille Mathilde, 7 ans, jouer seule avec, dans une main, une poupée Ken et, dans l’autre, une poupée Barbie, raconte Noémie, 40 ans. Elle les avait mises face à face et chantonnait “enculés, enculés, enculés, enculés” sans s’arrêter. Elle ne s’interrompait que pour piquer de grosses crises de fou rire. » De la bouche à l’anus, il n’y a qu’un pas.
Au stade oral succède effectivement le stade anal dans le développement de la sexualité infantile. La découverte du plaisir surgit d’abord de l’utilisation des lèvres, de la bouche qui sucent et absorbent le lait. En jurant, l’enfant « ressexualise la bouche », assure la sociologue Évelyne Larguèche, auteure d'Injure et sexualité (PUF, 1997) et d'Espèce de...! (Université de Savoie, 2009).
Une bouée de sauvetage
Que se passe-t-il ensuite à l’âge adulte ? Même s’ils se sophistiquent, le vocabulaire et la fonction des jurons jouent toujours sur le même registre et se transforment en formules magiques que nous invoquons dans l’espoir de surmonter des obstacles, des frustrations, des événements difficiles ou exceptionnels que nous subissons. Selon Évelyne Larguèche, « nous nous raccrochons aux mots comme à une bouée de sauvetage.
Ce n’est pas leur contenu qui compte, c’est le fait de se mesurer à quelqu’un de plus fort que soi ». Quelqu’un d’absent physiquement mais de bien présent intérieurement : Dieu, une figure paternelle, maternelle, ou bien des tabous qui nous surplombent – sexe, excréments… – et que nous défions verbalement en jurant (« nom de Dieu », « putain », « merde »…).
http://fome-bienetre.blogspot.com/2014/05/pourquoi-jurer-nous-fait-du-bien.html
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